Le co-emploi est une notion qui a été dégagée par la jurisprudence. Elle permet de reconnaître l’existence d’une situation dans laquelle un employé est sous la subordination de plusieurs employeurs en dépit d’un contrat de travail n’en désignant qu’un, et d’étendre les obligations d’une société mère à une autre entité que celle avec laquelle le contrat de travail a été conclu.
Autrement dit, le co-emploi désigne une situation dans laquelle une société mère (dite aussi société dominante) est considérée comme co-employeur des salariés qui ont conclu un contrat de travail avec l’une de ses filiales. Ce concept est majoritairement utilisé en matière de contentieux des licenciements, lorsque l’employeur est une filiale rattachée à une société mère. On parle de co-emploi sociétaire.
Pour rappel, une société mère est une entreprise qui possède plus de 50 % du capital d'une autre entité. Une filiale est une entreprise contrôlée par une société mère qui possède plus de 50% de son capital.
Dans une première partie, nous verrons ce qu’est le co-emploi et comment cette notion a été créée par la jurisprudence (I), avant d’aborder dans une seconde partie les conséquences de la situation de co-emploi (II). Enfin, nous nous intéresserons à la définition nouvelle qu’en a donnée la Cour de cassation dans un arrêt du 25 novembre 2020, qui tend à réduire sa portée (III).I - Qu'est-ce que le co-emploi ? Définition et explications
Le co-emploi est une notion jurisprudentielle qui permet d'engager la responsabilité d'une société mère qui se serait immiscée dans la gestion d'une filiale, alors même qu'il n'existe aucun contrat de travail entre le salarié et la société mère (Cass. Soc. 12 sept. 2012 n°11-12351). Elle ouvre donc à un salarié la possibilité de tenir pour débiteur un employeur qui n’est pas celui avec lequel il a conclu un contrat de travail. Dans ce cadre, les co-employeurs deviennent solidairement débiteurs des obligations contractuelles à l’égard du salarié.
Selon Pierre Bailly, conseiller doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation, le co-emploi relève d’un « état de confusion entre des entités distinctes, à la faveur duquel l’une d’elles est intervenue directement dans la gestion des activités de l’employeur en le privant de sa réelle autonomie ».
C’est dans les années 1970 que le co-emploi a vu le jour dans les prétoires. Traditionnellement, le critère utilisé pour qualifier cette situation était la présence de plusieurs liens de subordination entre le salarié et les sociétés. Ces liens de subordination pouvaient, par exemple, se traduire par la mise à disposition de salariés par l’employeur initial au profit d’une autre société. Il s’agit de la notion de co-emploi « classique ».
La Cour de cassation a par la suite dégagé une notion de co-emploi propre aux groupes de sociétés (co-emploi « sociétaire »).
II - Évolution de la notion de co-emploi
Il est possible de résumer l’évolution de la notion de co-emploi en plusieurs étapes :
1 - Le critère de la triple confusion d’intérêts
2 – L’immixtion dans la gestion économique et sociale de la filiale
Puis, la Cour de cassation a restreint la possibilité de caractériser le co-emploi en exigeant, en outre, de démontrer une immixtion dans la gestion économique et sociale de la filiale par la société mère (Soc.,2 juillet 2014, arrêt « Molex »).
Ainsi, selon les termes de la Cour de cassation, « hors l’existence d’un lien de subordination, une société faisant partie d’un groupe ne peut être considérée comme un co-employeur à l’égard du personnel employé par une autre, que s’il existe entre elles [...] une confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière ».
3 – La nécessité d’une perte totale d’autonomie de la filiale
La Cour de cassation a ensuite restreint drastiquement la possibilité de caractériser un co-emploi en abandonnant le critère de la triple confusion et exigeant d’apporter la preuve d’une immixtion permanente de la société mère avec une « perte totale d’autonomie de la filiale » (Soc., 25 nov. 2020, n° 18-13.769, arrêt « AGC »).
De par leur situation, les groupes de sociétés sont particulièrement exposés à la reconnaissance d’une situation de co-emploi. Or, ce concept peut être à double tranchant. Appliqué de manière trop systématique, il est porteur d’insécurité juridique pour les entreprises. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation se montre particulièrement rigoureuse lorsqu’il s’agit d’analyser le faisceau d’indices permettant de caractériser le co-emploi.
Dans l’arrêt Molex du 2 juillet 2014, la Cour de cassation avait précisé que la situation de coemploi devait être caractérisée « au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, [par] une confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale de cette dernière ».
Il s’agissait d’un moyen de préciser autant que possible la définition du co-emploi.
Que s’est-il passé dans cet arrêt ?
La Cour de cassation est revenue sur le critère dit de la « triple confusion » (confusion d'intérêts, d’activités et de direction), que nous avons décrit plus haut. Elle a en effet abandonné ce critère pour préférer que soit démontrée « une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière ».
Désormais, une situation de co-emploi ne peut être reconnue qu’en présence d’une perte totale d’autonomie d’action d’une filiale, dont la gestion économique et sociale est prise en charge par sa société mère.
Cet arrêt ne remet pas en question la notion de co-emploi, ni le critère de l’immixtion dans la gestion économique et sociale de la filiale. Il abandonne simplement le triple critère de la confusion d’intérêts, d’activités et de direction, considéré comme trop vaste, pour retenir comme conditions d’existence d’une situation de co-emploi :
- La permanence de l’immixtion de la société mère dans la gestion de sa filiale ;
- La perte totale d’autonomie d’action de la société employeur.
Cette nouvelle grille de lecture, beaucoup plus restrictive, s’avère aussi plus adaptée au contexte économique et à la multiplicité des groupements de sociétés. L’évolution jurisprudentielle de la notion de co-emploi devrait renforcer encore son caractère exceptionnel, cette notion n’étant plus que rarement utilisée. En effet, depuis l’arrêt Molex de 2014, la Cour de cassation n’a reconnu qu’une seule fois l’existence d’une situation de co-emploi (affaire des 3 Suisses, Cass. Soc. 6 juillet 2016).
Est-ce à dire que la notion de co-emploi devrait finir par disparaître ? Pas nécessairement, mais elle pourrait grandement renforcer le recours à une alternative consistant, pour les salariés, à rechercher la responsabilité délictuelle d’une entité d’un groupe qui n’est pas leur employeur (Cass. Soc 24 mai 2018). Ainsi, la responsabilité de cette entité pourrait être engagée si celle-ci a commis une faute.
L’intérêt pour les salariés réside notamment dans le délai de prescription : alors que le délai de prescription de l’action en contestation de la rupture d’un contrat de travail est d’un an (à partir de sa notification), l’action en responsabilité délictuelle se prescrit par 5 ans à partir du jour où le titulaire d’un droit a pris connaissance des faits lui permettant de l’exercer.
Plus récemment encore, la Cour de cassation est venue préciser le fait que des salariés licenciés sans cause réelle et sérieuse et ayant déjà perçu des indemnités à la suite d’une action prud’homale n’étaient pas fondés à engager la responsabilité d’une autre entité du groupe sur le fondement de la responsabilité délictuelle. Pour la Cour, les dommages et intérêts pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse répare en effet déjà le préjudice causé par la perte de leur emploi (Cass. Soc. 27 janvier 2021).
De quoi souligner encore plus le caractère exceptionnel du co-emploi… Du moins, jusqu’à l’arrêt du 23 novembre 2022 !
4 – La renaissance du co-emploi ?
La Cour de cassation a récemment qualifié une perte totale d’autonomie d’action d’une filiale permettant de qualifier un co-emploi sociétaire.
Dans un arrêt publié (Soc., 23 nov. 2022, n° 20-23.206), la Cour de cassation qualifie une « perte total d'autonomie d'action » d'une filiale permettant de qualifier un co-emploi sociétaire. Elle s'appuie sur les éléments suivants :
- La filiale a perdu tout client propre ;
- Elle se trouve sous la totale dépendance économique de la société mère ;
- Les dirigeants de la filiale ont perdu tout pouvoir décisionnel ;
- La société mère s'est substituée à la filiale dans la gestion de son personnel (relations individuelles et collectives) ;
- Elle assure sa gestion financière et comptable.
La cour d'appel a mis en lumière une « ingérence continuelle et anormale de la société mère dans la gestion économique de la filiale ».
Cet arrêt est interprété par la doctrine comme une renaissance de la notion de co-emploi que beaucoup d’auteurs pensait abandonnée.
III - Les conséquences du co-emploi
Quelles sont les conséquences juridiques du co-emploi ?
💡 Pour rappel, en cas pratique, il est souhaitable de commencer par les conditions du co-emploi, avant d’envisager les effets juridiques.
Première conséquence : la responsabilité in solidium
Dans le cadre du co-emploi, la société co-employeur est débitrice des obligations contractuelles de sa filiale vis-à-vis des salariés. Cela s’observe notamment en matière de licenciement économique : l’obligation de reclassement du salarié licencié incombe alors à la filiale et à la société mère. De même, les sociétés mères et leurs filiales sont solidairement responsables des indemnités dues par la filiale à ses salariés (Cass. Soc., 15 févr. 2012).
De la même façon, lorsque la situation de co-emploi est reconnue, la validité du plan de sauvegarde de l’emploi ne s’apprécie pas au niveau de la seule entité qui a signé les contrats de travail, mais au niveau de la société ayant la qualité de coemployeur
💡 À retenir
Même dans le cas où un salarié dispose de plusieurs co-employeurs (typiquement : une société mère et sa filiale), il ne peut avoir qu’un seul contrat de travail (Cass. soc. 1er juin 2004).
Nous avons vu que le co-emploi était retenu dès lors qu’il existe « une confusion d’intérêts, d’activités et de direction se manifestant par une immixtion dans la gestion économique et sociale » d’une société par une autre. Cependant, la responsabilité d’une société mère ne peut pas être engagée à chaque fois qu’elle s’immisce dans la gestion de sa filiale. Il revient donc au juge de déterminer l’existence d’une telle confusion d’intérêts, d’activités et de direction. Par exemple, dans l’arrêt Flodor du 13 janvier 2010, la Cour de cassation affirme que « l’obligation de reclasser les salariés dont le licenciement est envisagé et d’établir un plan de sauvegarde de l’emploi répondant aux moyens du groupe n’incombe qu’à l’employeur ; il en résulte qu’une société relevant du même groupe que l’employeur n’est pas, en cette seule qualité, débitrice envers les salariés [...] ». En l’espèce, l’insuffisance des mesures prévues dans le plan de sauvegarde de l’emploi ne pouvait pas entraîner la responsabilité de la société mère.
La jurisprudence retient cependant que, lorsqu’une société mère commet une faute conduisant à des licenciements, les salariés peuvent obtenir des dommages et intérêts pour réparer le préjudice subi (Cass. Soc., 8 juillet 2014). De manière générale, en cas de licenciements, chacun des co-employeurs doit indemniser les salariés, même si leur qualité de co-employeur n’est reconnue qu’après les faits, dès lors que la situation existait au moment des licenciements (Cass. Soc., 12 septembre 2012).Deuxième conséquence : la détermination de la compétence des juridictions
En cas de litige international, l’existence d’un co-emploi permet de déterminer la compétence du tribunal français (Soc., 19 juin 2007, Aspocomp : selon l’art. 19 du Règlement du 22 déc. 2000, l'employeur ayant son domicile dans le territoire d'un État membre peut être attrait dans un autre État membre not. devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail).
Troisième conséquence : la détermination de la loi française
En cas de litige international, l’existence d’un co-emploi permet de déterminer l’application de la loi française (selon l’art. 8 règlement Rome I, la loi applicable est celle du lieu d’exécution habituelle du travail).
IV - L’alternative au co-emploi
La Cour de cassation a plusieurs fois rappelé la possibilité pour les salariés de mettre en jeu la responsabilité délictuelle de la société mère (Cass. Soc. 24 mai 2018, n°17-15638 à n°17-15879), en l’absence de reconnaissance d’une situation de co-emploi.
À l’égard des salariés, l’objectif final (la réparation du préjudice subi en raison des actions dommageables de la société mère et grand-mère) peut en effet être obtenu par la voie d’une action en responsabilité délictuelle (Soc.,8 juill. 2014, n° 13-15.470 et 13-15.573, arrêt Sofarec).
Comme expliqué un peu plus haut, l’intérêt pour les salariés réside notamment dans le délai de prescription. En effet, le délai de prescription de l’action en contestation de la rupture d’un contrat de travail est d’un an à partir de sa notification, alors que l’action en responsabilité délictuelle se prescrit par 5 ans à partir du jour où le titulaire d’un droit a pris connaissance des faits lui permettant de l’exercer.
C’est tout pour cet article sur le co-emploi. Bonnes révisions 🤓