Un revirement de jurisprudence est un changement d’interprétation de la loi par le juge. Une solution habituellement admise par les tribunaux et considérée comme stable, c’est-à-dire une « jurisprudence constante », est modifiée ou abandonnée.
Nous allons voir dans ce cours tout ce que devez savoir pour réussir vos partiels sur le thème des revirements de jurisprudence.
I – Définition du revirement de jurisprudence
1 - Qu’est-ce qu’un revirement de jurisprudence ?
Le revirement de jurisprudence est une modification de l’interprétation d’une règle de droit, c’est-à-dire de la loi, par un juge. Il s’agit, selon le professeur Gérard Cornu, de « l'abandon par les tribunaux eux-mêmes d'une solution qu'ils avaient jusqu'alors admise », de « l’adoption d'une solution contraire à celle qu'ils consacraient » ou d’un « renversement de tendance dans la manière de juger [1] ».
Par exemple, la Cour de cassation (plus haute juridiction de l’ordre judiciaire), en vertu d’une jurisprudence acquise, jugeait qu’une clause de non-concurrence était valable même sans contrepartie financière. Elle a par la suite changé l’interprétation qu’elle faisait d’un article du Code du travail pour considérer qu’une clause de non-concurrence ne prévoyant pas de contrepartie financière pour le salarié n’est pas valable.
💡 La jurisprudence désigne l’ensemble des décisions rendues par les juridictions nationales (sens large) ou la solution habituellement donnée par les tribunaux à une question de droit (sens étroit). C’est dans ce dernier sens qu’on dit qu’une décision « fait jurisprudence »
Officiellement, la jurisprudence n’est pas une source du droit, car l’article 5 du Code civil prohibe les « arrêts de règlement » (« La jurisprudence est (...) une source du droit, tout en ne l'étant pas, bien qu'elle le soit » : Ph. Malaurie, P. Morvan, Introduction générale : Defrénois, 3e éd., 2009, p. 185). Toutefois, la jurisprudence est une source « officieuse » du droit, car en pratique la Cour de cassation et le Conseil d’État consacrent de nombreuses règles générales ayant vocation à s’appliquer dans des espèces similaires dans des arrêts de principe notamment.
2 – Quels sont les types de revirements de jurisprudence ?
La survenance d’un revirement de jurisprudence peut être soit soudain lorsque le changement de solution n’était absolument pas prévisible soit prévisible lorsqu’il résulte d’évolutions antérieures modifiant, par touches successives, la jurisprudence initiale.
Le premier cas de revirement de jurisprudence est généralement plus rare. En effet, la Cour de cassation évite les revirements de jurisprudence plus radicaux en vertu de la « politique des petits pas ». Selon cette doctrine, la Cour de cassation préfère avancer à « petits pas », à défaut d’avoir éprouvé la solution et de pouvoir en anticiper toutes ses implications, afin d’éviter les changements de jurisprudence trop radicaux.
3 – Quelles sont les raisons des revirements de jurisprudence ?
Pourquoi la Cour de cassation décide-t-elle de changer subitement une solution qu'elle avait jusqu'alors admise ?
Certains facteurs peuvent constituer des motifs poussant la Cour de cassation à modifier une jurisprudence établie.
D’abord, les facteurs de revirement peuvent être externes à la juridiction. Les juridictions peuvent souhaiter changer la jurisprudence en raison de l’influence de la doctrine, du contexte social ou du contexte jurisprudentiel.
Ensuite, les facteurs de revirement peuvent être internes à la juridiction. La Cour de cassation peut souhaiter éliminer des situations de déni de justice, rationaliser ou simplifier des procédures, lutter contre des situations d'iniquités...
Ces revirements de jurisprudence sont possibles, car le droit français n’obéit pas à la règle de l’autorité du précédent. Un juge, en vertu de l’article 5 du Code civil, n’est pas tenu d’une part de maintenir son interprétation de la loi et d’autre part de suivre l’interprétation retenu par un autre juge. En effet, l’article 5 du Code civil prohibe les « arrêts de règlement » qui permettaient au Parlement, dans l’ancien Régime, d’énoncer des règles de droit ayant vocation à s’appliquer dans l’avenir.
II – Le problème de la rétroactivité des revirements de jurisprudence
1 – Le problème : la rétroactivité des revirements de jurisprudence et l’atteinte à la sécurité juridique
Pourquoi la jurisprudence est-elle rétroactive par nature ?
La rétroactivité peut être définie comme le caractère d’un acte juridique qui produit des effets dans le passé [2].
Contrairement à la loi, qui n’est pas rétroactive en vertu de l’article 2 du Code civil, la jurisprudence est par nature rétroactive. Les faits et les actes sur lesquels le juge statue sont par hypothèse antérieurs à son intervention. Une nouvelle jurisprudence s'applique immédiatement aux situations passées comme aux situations en cours.
💡 Reprenons l’exemple donné précédemment. Un employeur conclut une clause de non-concurrence avec un salarié qui est parfaitement valable au regard de la jurisprudence au moment où le salarié signe son contrat. Quelques années plus tard, le salarié conteste la validité de cette clause, car la Cour de cassation décide désormais qu’une clause de non-concurrence n’est pas valable lorsqu’aucune contrepartie financière n’est prévue pour le salarié. La clause de non-concurrence prévue par l’employeur n’est donc pas valable en raison d’un revirement de jurisprudence que l’employeur ne pouvait pas envisager au moment de la conclusion du contrat de travail.
Cette rétroactivité pose un problème s’agissant de l’atteinte à la sécurité juridique des justiciables.
Quels dangers reprétentent les revirements de jurisprudence ?
« Quel supplice que d’être gouverné par des lois que l’on ne connaît pas » (Kafka, La Muraille de Chine) !
Les revirements de jurisprudence sont source d’insécurité juridique dans la mesure où le litige est tranché par application d'une règle de droit interprétée dont le justiciable n'a pas eu connaissance au moment des faits. Il n’a donc pas pu en tenir compte dans ses prévisions.
En d’autres termes, le problème des revirements de jurisprudence réside dans leur imprévisibilité pour les justiciables. Cette imprévisibilité porte atteinte au principe de sécurité juridique.
Ce principe de sécurité juridique, protégé tant en droit interne qu’en droit international (article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales), met l’accent sur la nécessité d’un droit accessible, compréhensible et prévisible pour tous les sujets de droit. L’intelligibilité et l’accessibilité de la loi constituent d’ailleurs des objectifs à valeur constitutionnelle (Décision n°99-421 DC 16 décembre 1999).
💡 Il est difficile de retenir une définition précise du principe de sécurité juridique, mais il est possible de retenir la définition suivante : « idéal de fiabilité d’un droit accessible et compréhensible, qui permet aux sujets de droit de prévoir raisonnablement les conséquences juridiques de leurs actes ou comportements, et qui respecte les prévisions légitimement bâties par les sujets de droit dont il favorise la réalisation [3] ».
D’abord, les professionnels du droit, avocat ou notaire, peuvent engager leur responsabilité pour ne pas avoir intégré une décision qui ne constitue « ni un revirement ni l’expression d’une évolution imprévisible de la jurisprudence » (Civ. 1re, 5 févr. 2009, n° 07-20.196). En revanche, l’avocat n’a pas à se conformer à une jurisprudence non encore consacrée au moment de son action (Civ. 1re, 15 déc. 2011, n° 10-24.550).
Ensuite, les revirements de jurisprudence bénéficient d’une motivation développée (enrichie). La CEDH juge qu’une décision opérant un revirement de jurisprudence bien établie doit être suffisamment motivée (CEDH, décis., 30 août 2011, Boumaraf c. France).
2 – Le remède : les revirements de jurisprudence pour l’avenir
Une autre critique s’agissant de la rétroactivité des revirements de jurisprudence réside dans la différence avec les exigences imposées au législateur.
L’article 2 du Code civil dispose que « La loi n’a point d’effet rétroactif. Elle ne dispose que pour l’avenir ». Le Parlement doit respecter le principe de sécurité juridique et ne peut introduire de lois rétroactives puisque le Conseil constitutionnel, sur fondement de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, vérifie que l'application rétroactive de dispositions nouvelles en matière civile repose sur un « motif d'intérêt général suffisant » qui ne prive pas « de garanties légales des exigences constitutionnelles » (Décision n° 98-404 DC du 18 déc. 1998). Or, une telle exigence ne s’impose pas aux juges.
Afin d’éviter les conséquences préjudiciables pour les justiciables des revirements de jurisprudence, la Cour de cassation a accepté, après l’avoir d’abord refusé (Civ. 1ère, 21 mars 2000, n° 98-11.982) de moduler dans le temps les effets de sa jurisprudence.
Concrètement, la Cour de cassation et le Conseil d’État acceptent de consacrer des revirements de jurisprudence qui ne valent que pour l’avenir. La Cour de cassation se fonde principalement sur le principe de l'accès à la justice et du droit à un recours et, depuis un arrêt de 2022, semble se fonder parfois uniquement sur le principe de sécurité juridique (Civ. 1ère, 21 sept. 2022, n° 21-50.042).
III - L’identification des revirements de jurisprudence
Comment savoir qu’un arrêt constitue un revirement de jurisprudence ?
Les revirements de jurisprudence ne sont pas toujours évidents à identifier [4]. Il existe toutefois certaines possibilités d’identifier un revirement de jurisprudence.
1 - Indication expresse dans l’arrêt
D’abord, même si cette hypothèse est rare, la Cour de cassation déclare parfois expressément que l’arrêt constitue un revirement de jurisprudence. Ainsi, dans un arrêt du 8 février 2011 (Com., 8 février 2011, n° 10-11.896), la chambre commerciale de la Cour de cassation mentionne directement cette qualité de revirement dans l’attendu de principe figurant en chapeau de son arrêt :

2 – Motivation enrichie de l’arrêt
Ensuite, en plus de cette indication explicite, les revirements de jurisprudence bénéficient souvent d’une motivation enrichie. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme juge qu’une décision opérant un revirement de jurisprudence bien établie doit être suffisamment motivée (CEDH, décis., 30 août 2011, Boumaraf c. France).
La Cour de cassation indique sur son site internet que cette motivation enrichie met en évidence notamment :
- la méthode d’interprétation des textes pertinents retenue par la Cour ;
- évoque les solutions alternatives écartées, si celles-ci ont été sérieusement discutées ;
- cite les arrêts antérieurs pour donner plus de lisibilité aux évolutions de la jurisprudence ;
- fait état des études d’incidences effectuées lorsqu’elles ont joué un rôle conséquent dans le choix de la solution adoptée...
Par exemple, dans un arrêt du 19 mai 2021 (Civ. 1ère, 19 mai 2021, n° 19-25.749), la Cour de cassation explique son revirement de jurisprudence en détaillant les raisons de ce changement :

3 – La note explicative de l’arrêt
Parfois, la note explicative accompagnant l’arrêt peut également évoquer le revirement de jurisprudence. Par exemple, dans la note explicative de l’arrêt de l’Assemblée plénière du 5 avril 2019 :

4 - Les lettres accompagnant la diffusion des arrêts ?
Les arrêts de la Cour de cassation font l’objet d’un siglage en « B » et « R » au regard de leur portée jurisprudentielle. Les lettres « L » (pour « Lettres de chambre ») et « C » (pour « Communiqué ») servent à préciser qu’il s'agit d’arrêts pour lesquels la Cour de cassation souhaite communiquer plus largement.
Le « B » vise les arrêts publiés au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation (correspond à l’ancien « P ») et le « R » vise les arrêts qui sont publiés et commentés dans le Rapport annuel d’activité de la Cour de cassation.
Tous les arrêts ayant une portée importante ne sont pas nécessairement des revirements de jurisprudence, mais tous les revirements de jurisprudence ont généralement une portée importante.
Le rapport Molfesis avait proposé que les arrêts constituant des revirements de jurisprudence soient identifiés par une lettre spécifique, mais cette proposition n’a finalement pas été retenue [5].
IV – Exemples de revirement de jurisprudence
Prenons trois exemples de revirements de jurisprudence qui permettront de vous aider à comprendre cette notion.
1 - Revirement de jurisprudence opéré par l’arrêt du 9 octobre 2001 (Civ., 1ère, 9 oct. 2001, n° 00-14.564)

La Cour de cassation a retenu la responsabilité d’un médecin pour ne pas avoir, au moment des faits en 1974, respecté l'obligation d'information dégagée par la jurisprudence en 1998 (Civ. 1re, 9 oct. 2001, n° 00-14.564).
La Cour de cassation a retenu la responsabilité d’un médecin pour ne pas avoir, au moment des faits en 1974, respecté l'obligation d'information dégagée par la jurisprudence en 1998 (Civ. 1re, 9 oct. 2001, n° 00-14.564).
2 – Revirement de jurisprudence opéré par l’arrêt du 10 juillet 2022 sur la clause de non-concurrence (Soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.135)
La Cour de cassation a jugé dans cet arrêt que pour être licite, la clause de non-concurrence souscrite par un salarié pour le temps suivant l'expiration du contrat de travail doit comporter « l'obligation pour l'employeur de verser au salarié une contrepartie financière », opérant ainsi un revirement de jurisprudence.
La Cour de cassation a ajouté une nouvelle condition de validité de la clause de non-concurrence, condition qui n’était pas obligatoire au moment de la conclusion du contrat de travail en vertu de la jurisprudence applicable.
Ce revirement de jurisprudence a eu des conséquences importantes puisqu’il a privé d’effet d’une part toutes les clauses de non-concurrence souscrites par un salarié en l'absence de contrepartie financière versée par l'employeur et d’autre part les dispositions de conventions collectives qui réglementaient la clause de non-concurrence pour l'après contrat de travail sans prévoir une contrepartie financière à la charge de l'employeur.
3 – Revirement de jurisprudence opéré par l’arrêt Blieck (A.P. 29 mars 1991, 89-15.231)
Dans l'arrêt Blieck, un centre éducatif spécialisé est reconnu responsable des dommages causés par l’incendie à l’origine duquel se trouve un handicapé dont il assurait la prise en charge.
L’Assemblée Plénière décide que « l’association avait accepté la charge d’organiser et de contrôler, à titre permanent, le mode de vie de ce handicapé » et qu’ainsi « elle devait répondre de celui-ci, au sens de 1384, al. 1er et (…) était tenue de réparer les dommages qu’il avait causés ».
La Cour de cassation avait d’abord refusé catégoriquement de consacrer un principe général de responsabilité du fait d’autrui ou des nouveaux cas de responsabilité du fait d’autrui sur le fondement de l’article 1384 alinéa 1er du Code civil (article 1242 al. 1er nouveau).
Mais, elle décide, pour la première fois de se fonder sur l'article 1384 alinéa 1 pour reconnaître un nouveau cas de responsabilité du fait d'autrui.
V. Exemple de plan en dissertation sur le sujet « Le revirement de jurisprudence »
Sur ce sujet, vous pourriez utiliser un plan du type :
« I. Problème / II. Solution »
I. La rétroactivité problématique des revirements de jurisprudence
A. La rétroactivité « par nature » de la jurisprudence
B. Le revirement de jurisprudence attentatoire à la sécurité juridique
II. La consécration critiquable des revirements de jurisprudence pour l'avenir
A. La consécration des revirements de jurisprudence pour l'avenir
B. Une consécration critiquable des revirements de jurisprudence pour l'avenir
Chacune de ces parties peut être remplie par les éléments que nous venons de voir dans ce cours sur les revirements de jurisprudence.
[1] G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 8e éd., p. 531.
[2] M. Tascher, Les revirements de jurisprudence de la Cour de cassation, n°63.
[3] T. Piazzon, La sécurité juridique, p. 62.
[4] A. Vignon-Barrault, Les difficultés de compréhension d’un arrêt : point de vue du lecteur, LPA 25 janv. 2007, n° PA200701907, p. 22.
[5] S. Hortala, Les obiter dicta de la Cour de cassation, Étude de la jurisprudence civile, 04/2019, 1ère ed.
Les revirements de jurisprudence en vidéo
Les revirements de jurisprudence en image





