Cour de cassation, Chambre MIXTE, 24 mai 1975, 73-13.556
L’arrêt Société de cafés Jacques Vabre du 24 mai 1975 dit « Jacques Vabre », rendu par la Chambre mixte de la Cour de cassation, est un arrêt important du programme de la première année de droit.
Cet arrêt porte sur le thème de la hiérarchie des normes (et de la pyramide de Kelsen) et plus particulièrement sur le contrôle de conventionnalité de la loi exercé par le juge judiciaire.
Avec cet arrêt, la Cour de cassation va admettre pour la première fois que le juge judiciaire français a le pouvoir de contrôler la compatibilité d’une loi par rapport à un traité international.
Dans cet article, nous allons réaliser la fiche de l’arrêt Jacques Vabre, puis expliquer le sens, la valeur et la portée de ce célèbre arrêt.
1 – Fiche de l’arrêt Jacques Vabre
Faits de l’arrêt Jacques Vabre
De 1967 à 1971, une société de café (la société « CAFÉS JACQUES VABRES ») a importé du café soluble des Pays-Bas, État membre de la communauté économique européenne, afin de le commercialiser en France.
Une société exerçant l’activité de commissionnaire en douane (la société J. WEIGLE ET C.) a procédé au dédouanement de ces marchandises et a payé à l’administration des douanes la taxe intérieure de consommation pour le compte de la société de café, en se fondant sur l’article 265 du Code des douanes.
Procédure / prétentions des parties
1. Les deux sociétés ont assigné l'administration en vue d'obtenir :
• La restitution du montant des taxes perçues, s’agissant de la société exerçant l’activité de commissionnaire en douane.
• L’indemnisation du préjudice subi du fait de la privation des fonds versés au titre de la taxe, s’agissant de la société de café.
Elles prétendaient que le montant des taxes payées au titre des marchandises importées (le café soluble) était supérieur au montant des taxes applicables aux cafés solubles fabriqués en France en vue de leur consommation dans ce pays, contrairement à ce que prévoyait l’article 95 du traité du 25 mars 1957 instituant la communauté économique européenne.
2 – La Cour d’appel de Paris, le 7 juillet 1973, a fait droit aux demandes des deux sociétés en considérant notamment que les sommes perçues par l’administration des douanes devaient être restituées dans leur intégralité. Elle a retenu le caractère discriminatoire de la taxe intérieure de consommation prévue par l’article 265 du Code des douanes au regard de l'article 95 du Traité du 25 mars 1957.
3 – L’administration a alors formé un pourvoi, divisé en six moyens, contre l’arrêt devant la Cour de cassation. Dans son deuxième moyen, l’administration reprochait à la Cour d’appel d’avoir déclaré illégale la taxe intérieure de consommation prévue par l’article 265 du Code des douanes au regard de son incompatibilité avec l’article 95 du Traité du 24 mars 1957.
Selon l’administration, le juge français ne pouvait pas écarter l’application d’une loi française sans excéder ses pouvoirs. En d’autres termes, le juge français ne pouvait pas procéder à un contrôle de conventionnalité de la loi française en vertu de « l'autorité absolue qui s'attache aux dispositions législatives et qui s'impose à toute juridiction française ».
💡 Pour mieux comprendre…
Nous détaillons uniquement le deuxième moyen du pourvoi dans cette fiche d’arrêt, car c’est ce point qui est au cœur de l’arrêt Jacques Vabre. En tant qu’étudiant en première année de droit, votre correcteur cherche, en vous donnant cet arrêt, à vous faire travailler sur le contrôle de la hiérarchie des normes et plus particulièrement sur le contrôle de conventionnalité exercé par le juge judiciaire. Ici, reprendre l’intégralité des six moyens n’aurait aucune utilité.
Problème de droit de l’arrêt Jacques Vabre
Le juge judiciaire peut-il, sans excéder ses pouvoirs, contrôler la compatibilité d’une loi interne par rapport à un traité international ?
Solution de l’arrêt Jacques Vabre
La Chambre mixte de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé contre l’arrêt de la Cour d’appel de Paris au motif que le traité du 25 mars 1957 a, en vertu de l’article 55 de la Constitution, une autorité supérieure a celle des lois et institue un ordre juridique propre intégré à celui des états membres. Elle juge qu'en raison de cette spécificité, l'ordre juridique qu'il a créé est directement applicable aux ressortissants de ces États et s'impose à leurs juridictions.
En d’autres termes, la Cour de cassation :
- Accepte de procéder à un contrôle de conventionnalité en écartant les dispositions prévues par une loi interne (l’article 265 du Code des douanes) sur le fondement des dispositions d’un traité international (l’article 95 du Traité).
- Juge que conformément à l’article 55 de la Constitution un traité international a une valeur juridique supérieure à une loi interne.
Passons, après cette fiche de jurisprudence de l’arrêt Jacques Vabre, au sens, à la valeur et à la portée de l’arrêt.
2 – Sens, valeur et portée de l’arrêt Jacques Vabre
💡 Consultez l’article sur le sens, la valeur et la portée en commentaire d’arrêt pour perfectionner vos connaissances.
Sens de l’arrêt Jacques Vabre
Les deux sociétés estimaient que l’application de l’article 265 du Code des douanes par l’administration pour calculer l’imposition au titre de l’importation des marchandises de cafés solubles était contraire à l’article 95 du Traité du 25 mars 1957 (Traité de Rome). La Cour d’appel leur avait donné raison sur ce point.
Le demandeur au pourvoi (l’administration) estimait que le juge français n’avait pas le pouvoir d’écarter l’application d’une loi française au motif de son incompatibilité avec un traité international. En d’autres termes, elle estimait que le juge français n’était pas compétent pour effectuer un contrôle de conventionnalité de la loi.
Deux apports ressortent de cet arrêt.
1 – La suprématie du traité international sur la loi.
D’abord, la Cour de cassation juge que conformément à l’article 55 de la Constitution, un traité international a une valeur juridique supérieur à une loi interne.
Cette priorité du traité international sur la loi française était juridiquement incontestable. En effet, la Constitution de la Ve République pose clairement à l’article 55 que « les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».
2 – L’admission d’un contrôle de conventionnalité exercé par le juge judiciaire.
Ensuite, la Cour de cassation accepte de procéder à un contrôle de conventionnalité en écartant les dispositions prévues par une loi interne (l’article 265 du Code des douanes) sur le fondement des dispositions d’un traité international (l’article 95 du Traité du 25 mars 1957 « Traité de Rome »).
Valeur et portée de l’arrêt
1 – Le refus initial de la consécration du contrôle de conventionnalité.
Retenir la compétence du juge français pour pouvoir écarter une loi interne sur le fondement d’un texte international n’allait pas de soi, car les juges judiciaires et administratifs s’étaient montrés réticents, voir hostiles, à une telle solution.
Le Conseil d’État avait déjà refusé d’exercer le contrôle de conventionnalité (CE, Sect., 1er mars 1968, Semoules de France, AJDA 1968. 235, concl. Questiaux) de même que le Conseil constitutionnel dans la célèbre décision « Interruption Volontaire de Grossesse » rendue en 1975 (Cons. const., 15 janv. 1975, n° 74-54 DC, IVG, GDCC, n° 15 ; GADLF, n° 34).
Ce refus du Conseil constitutionnel de se reconnaitre compétent pour exercer le contrôle de constitutionnalité avait été interprété par une partie de la doctrine comme une invitation lancée aux juges ordinaires (Cour de cassation et Conseil d’État) a accepté d’effectuer ce contrôle. L’idée était d’éviter de laisser un « vide juridictionnel ».
Finalement, la Cour de cassation, dans l’arrêt Jacques Vabre, accepte de procéder au contrôle de conventionnalité d’une loi en écartant une loi interne au profit d’un traité international.
Le Conseil d’État retiendra une solution similaire quelques années plus tard dans l’arrêt Nicolo (CE, 20 oct. 1989, Rec. 190, concl. Frydman ; GAJA, n° 84).
2 – La désacralisation de la loi française.
Cette consécration jurisprudentielle du contrôle de conventionnalité des lois a largement diminué l’importance de la loi votée par le Parlement et modifié les rapports entre le juge et la loi interne.
Désormais, un simple contrôle judiciaire permet de neutraliser la loi votée par le Parlement dès lors que le traité international bénéficie d’un effet direct, ce qui conduit à une désacralisation de la loi votée par le Parlement. La loi n’est plus une norme sacrée puisqu’elle peut être écartée par un juge ordinaire.
Il faut noter, s’agissant des effets d’un contrôle de conventionnalité, que lorsqu’une loi est jugée non conforme à un traité international par la Cour de cassation ou le Conseil d’État, elle n’est simplement pas appliquée et n’est pas abrogée. Toutefois l’État pourra voir sa responsabilité engagée pour le préjudice causé par l’adoption d’une loi contraire à un traité international ratifié par la France (Conseil d’État, 8 février 2007, 279522 arrêt dit « Gardedieu »).
Une telle situation débouchera ainsi sur modification de la loi par le Parlement afin de la rendre compatible avec le traité.
3 – La critique du gouvernement des juges.
Ce contrôle de conventionnalité, couplé au contrôle de constitutionnalité confiée au Conseil constitutionnel, suscite la critique du gouvernement des juges : est-il légitime qu’un juge, non élu, s’accorde le droit de censurer une loi votée par des parlementaires élus par le peuple français ?
Récemment, la Cour de cassation est allée plus loin en jugeant que le contrôle de compatibilité entre une loi interne et une convention internationale peut être opéré à l’occasion d’une saisine de la Cour de cassation pour avis (Cass. Avis., 17 juill. 2019).
3 – Synthèse / résumé de l’arrêt Jacques Vabre
Que retenir sur l’affaire Jacques Vabre ?
La société « CAFÉS JACQUES VABRES » a importé du café soluble des Pays-Bas, État membre de la communauté économique européenne, afin de les commercialiser en France.
Une société exerçant l’activité de commissionnaire en douane (la société J. WEIGLE ET C.) a procédé au dédouanement de ces marchandises et a payé à l’administration une taxe pour le compte de la société de café, en se fondant sur un texte de loi français (article 265 du Code des douanes).
Les deux sociétés ont contesté la compatibilité de cette norme interne au regard des dispositions de plusieurs normes internationales.
La Cour de cassation a accepté d’écarter la loi interne au motif de son incompatibilité avec une norme internationale. Pour la première fois, le juge judiciaire accepte de procéder à un contrôle de conventionnalité de loi. C’est l’apport principal de l’arrêt Vabre.
L’arrêt Jacques Vabre fait suite à la décision du 15 janvier 1975 du Conseil constitutionnel dans laquelle il s’était déclaré incompétent pour effectuer ce contrôle au motif qu’il n’avait pas reçu pour mission d’apprécier la conformité des lois aux traités (Cons. const., 15 janvier 1975 « IVG »).
L’importance de la loi votée par Parlement est donc largement atténuée, car désormais les juges ordinaires (la Cour de cassation avec l’arrêt Jacques Vabre et le Conseil d’État avec l’arrêt Nicolo) ont le pouvoir d’écarter une loi nationale votée par le Parlement contraire à une norme internationale.
4 – Arrêts importants sur le thème de la hiérarchie des normes (tableau récapitulatif)
L’arrêt Jacques Vabre s’inscrit dans une série de décisions rendues par les juridictions administratives et judiciaires relatives au thème de la hiérarchie des normes.
Voici un tableau récapitulatif pour y voir plus clair :
Nom et références de l'arrêt | Solution de l'arrêt |
---|---|
Arrêt dit « Nicolo » (Conseil d’État, Ass., 20 octobre 1989, n°108-243) | Dans l’arrêt Nicolo, le Conseil d’État (juge administratif): • accepte de procéder à un contrôle de conventionnalité en écartant les dispositions prévues par une loi interne sur le fondement des dispositions d’un traité international. • juge que conformément à l’article 55 de la Constitution un traité international a une valeur juridique supérieure à une loi interne. |
Arrêt dit « Jacques Vabre » (Cour de cassation, Chambre MIXTE, 24 mai 1975, 73-13.556) | Dans l’arrêt Jacques Vabre, la Cour de cassation (juge judiciaire) : • accepte de procéder à un contrôle de conventionnalité en écartant les dispositions prévues par une loi interne sur le fondement des dispositions d’un traité international. • juge que conformément à l’article 55 de la Constitution un traité international a une valeur juridique supérieure à une loi interne. |
Arrêt dit « Sarran » (Conseil d’État Ass., 30 oct. 1998, 200286 200287) | Dans l’arrêt Sarran, le Conseil d’État pose la solution de principe selon laquelle en cas de conflit entre la Constitution et une norme internationale ou européenne, la Constitution l’emporte devant le juge administratif. Il reconnait ainsi la primauté dans l’ordre interne de la Constitution sur les conventions internationales. |
Arrêt dit « Fraisse » (Assemblée plénière, du 2 juin 2000, 99-60.274, Affaire Pauline Fraisse) | Dans l’arrêt Fraisse, la Cour de cassation pose la solution de principe selon laquelle en cas de contrariété entre la Constitution et une norme internationale ou européenne, la Constitution l’emporte devant le juge judiciaire. |
La décision dite « IVG » est une décision rendue par le Conseil constitutionnel relative à la loi Veil consacrant l’avortement dans laquelle le Conseil constitutionnel refuse de se déclarer compétent pour exercer le contrôle de conventionnalité. |
très magnifique